Né dans les années 1970 aux Etats-Unis, le rap s’est exporté en France au début des années 1980. Genre musical appartenant à la culture hip-hop, il adopte plusieurs formes et se fait vecteur à la fois de textes engagés, de joie de vivre ou encore de poésie. On fait le point sur l’histoire du rap en France, avec une sélection de disques (et de films) proposée par la médiathèque de Colmar.
Il s’agit de la seconde partie de notre série sur l’histoire du rap. Retrouvez la première partie, consacrée au rap américain sur la page c.colmar.fr/rap-us
Au commencement
À la fin des années 1970, la culture hip-hop (danse, graffiti, DJing, beatboxing, rap) apparaît aux États-Unis. Elle s’importe en France dès le début des années 1980 chez certains disquaires, par le biais de quelques rares concerts (notamment le New York City Rap Tour en 1982) dans des salles et boîtes parisiennes comme L’Élysée-Montmartre, le Palace, Chez Roger Boîte Funk ou le Globo, mais aussi grâce à certaines personnalités comme le DJ Dee Nasty, fraîchement revenu d’un séjour aux États-Unis au cours duquel il rencontre le chef de file de la Zulu Nation, Afrika Bambaataa. En 1984, Dee Nasty réalise le premier album de rap français, Paname City Rappin’. Dès lors, des groupes se forment, à commencer par Assassin (1985), IAM (1988), le Ministère A.M.E.R. (1988), Suprême NTM (1989)….
Le hip-hop s’installe donc en France mais se voit rapidement associé aux banlieues, ce qui lui vaut une mauvaise presse. C’est pourtant là que tout commence, avec des free jams dans les terrains vagues et les casses, et grâce aux échanges de cassettes pirates.
Le hip-hop prend aussi son envol par le biais des médias. Si le petit écran propose des émissions comme H.I.P. H.O.P. (TF1, 1984) ou Rapline (M6, 1990), ce sont surtout les radios (d’abord les radios libres puis les radios officielles) qui vont promouvoir le rap. En tête de liste se trouve Radio Nova. De passage à Paris en 1987, l’américain Afrika Bambaataa y anime l’émission A Paris les Zulus sont Funkys. Entre 1988 et 1989, l’émission Deenastyle, animée par Dee Nasty et Lionel D, propose du mix et des sessions de freestyle (NTM et Assassin y sont passés).
Le boom des années 1990
À partir des années 1990, Radio Nova s’oriente progressivement vers la musique électronique. Le relais s’opère alors sur Europe 1 et Skyrock (qui diffuse depuis 1996 l’émission Planète rap). Cette décennie marque la sortie des premiers albums des groupes susmentionnés, ce qui permet leur reconnaissance et plus généralement celle du rap par quelques ténors de l’industrie musicale française.
Les premiers labels discographiques de rap français voient le jour (notamment Time Bomb Records et Secteur Ä) et le nombre d’artistes et de collectifs de rap explose : les nouveaux noms sont Ideal Junior (1990, formé entre autres de Kery James et du regretté DJ Mehdi), Les Sages Poètes de la rue (1993), la Fonky Family (1994), le 113 (1994), le super-groupe Mafia K’1 Fry (1995)…
À cette époque, le rap français est très inspiré du rap des États-Unis des années 1980. On retrouve l’idée du rap en ping-pong, les MC se passent le relais d’un vers à l’autre comme s’ils dialoguaient, entrecoupés de moments en chœur. On remarque aussi cette tendance des rappeurs à se mettre en scène, à ne pas se prendre trop au sérieux, à voir le rap comme un jeu : moments de faux départs volontaires sur certains titres, interludes délirants, imitations d’émissions de radio… En somme, un rap sans filtres.
Notre sélection repose sur quatre états du rap : la poésie avec MC Solaar, la joie de vivre comme geste musical avec Alliance Ethnik, l’engagement et les chansons à texte avec IAM, et la critique et la rébellion avec Suprême NTM. À l’image du contraste esthétique entre De La Soul et Public Enemy aux États-Unis, certains de ces artistes incarnent le calme, et d’autres la tempête.
MC Solaar – Qui sème le vent récolte le tempo (1991)
Le bruit des vagues d’une mer calme, quelques percussions frappées délicatement, une suite d’arpèges à la guitare acoustique, puis le tout se rejoint avec des accords de piano… Rien de tout cela ne laisse présager un album de rap. C’est pourtant par le contrepoint que MC Solaar décide d’introduire son album. Trompés et détendus, nous voilà prêts à écouter ses rimes. Le titre phare, « Qui sème le vent récolte le tempo », n’est est que plus percutant.
En recherche perpétuelle de la rime parfaite, Claude MC nous régale dès son premier album avec des vers inoubliables (en haut du podium les intemporels « Je suis l’as de trèfle qui pique ton cœur » et « Il faut rendre à Solaar ce qui appartient à Solaar »). Contrairement aux Américains, Solaar ne cherche pas vraiment à nous faire danser (« L’histoire de l’art » fait office d’exception de par ses sonorités funk). Il se démarque aussi de ses pairs par le choix de rythmes plus lents. De fait, l’album se veut assez paisible. Qui sème le vent… est un véritable laboratoire. MC Solaar expérimente tantôt sur la langue, tantôt sur le récit, et n’hésite pas non plus à délaisser un temps le ton monocorde du rap pour le chant sur « Victime de la mode ».
Trois ans plus tard, MC Solaar remettra le couvert avec Prose combat, et l’audacieux « Nouveau Western ».
MC Solaar sera en concert à la Foire aux vins d’Alsace à Colmar le dimanche 27 juillet 2025.
Plus d’infos : foire-colmar.com
Suprême NTM – Authentik (1991)
En 1989, encore à l’état embryonnaire, les Suprême NTM sautent sur l’occasion d’un défi lancé par Rockin’ Squat et Solo du groupe Assassin pour faire des débuts survoltés sur scène. Deux ans plus tard sort leur premier album, Authentik, à l’image de leur musique. Comme la plupart des rappeurs de cette époque, Kool Shen et Joey Starr proposent un rap très dynamique, avec des instrumentales (réalisées en grande partie par DJ S) et un débit de parole très rapides qui ne peuvent que rappeler Public Enemy et Run-DMC. Les samples varient entre soul et jazz : lignes de basses épaisses, saxophone et orgues comme instruments de choix. Kool Shen s’impose comme parolier et Joey Starr comme porte-étendard. Le premier scande et le second joue de sa voix aussi texturée que torturée, gutturale, abrupte, sans filtre.
En cela et de par leur volonté de faire un rap éminemment politique et engagé (particulièrement sur la situation des banlieues, entre violences policières et mise à l’écart et désinformation), NTM s’inscrit dans le sous-genre du rap hardcore. Si de cet album l’opinion publique a surtout retenu « Le Monde de demain » et « L’argent pourrit les gens », le titre « Le Pouvoir » résume à lui seul le cri de révolte d’une génération en quête de liberté et d’opportunités.
IAM – Ombre est lumière (1993)
Avec Ombre est lumière, IAM dévoile un rap aux accents marseillais ancré dans son époque, en grande partie inspiré des Américains de la côte Est, à mi-chemin entre De La Soul, Naughty By Nature et Eric B & Rakim. Les instrumentales sont foisonnantes : jazz (et particulièrement free jazz), soul, funk, rhythm and blues, musique orientale… Certains titres sont à un cheveu du trip-hop et de la lounge. Tout comme pour Suprême NTM, les textes ont régulièrement recours au sarcasme et au second degré. IAM offre un rap politique (critique de la politique de George H. W. Bush, situation au Moyen Orient, massacre de Sabra et Chatila…) et chaque titre est un véritable récit.
Dans le respect des traditions, IAM se met en scène en reprenant le concept des interludes parlés (« Ce que vous allez entendre maintenant, vous ne l’avez jamais entendu ») et des fausses interviews et émissions de radio. C’est aussi non sans humour que les artistes entonnent en chœur une imitation hasardeuse du refrain de « Harley Davidson » (1968) de Brigitte Bardot. Évidemment, cet album contient le célèbre « Je danse le MIA ». Si dans sa version funk le titre prend le contrepied des autres titres en se frottant au rap West coast, la version de l’album est différente, les samples utilisés ne sont pas les mêmes (exit George Benson), ce qui confère au titre un aspect plus froid.
Fort de l’éclectisme du groupe, Ombre est lumière ne préfigure en rien le souffle épique et l’inspiration Wu-Tang de L’École du micro d’argent (1997).
Alliance Ethnik – Best Of (2002)
Bien que sortie en 2002, cette compilation rassemble des titres phares (et quelques inédits) enregistrés entre 1994 et 1999, année de la séparation du groupe. Dès les premières secondes, Alliance Ethnik nous offre une vision différente du rap. Les sonorités funk et R’n’B ne trompent pas, les influences du groupe sont clairement West Coast (certaines instrumentales semblent tout droit issues de l’album The Chronic de Dr Dre, sorti quelques années plus tôt). Pour autant, les quelques collaborations rap se font avec des artistes de la côte Est (De La Soul, Common, Biz Markie). Pratiquant le sampling déguisé, les Alliance Ethnik font plutôt appel à des chœurs R’n’B pour reprendre des refrains de titres qui les inspirent (« It’s Good to Be the King » de Mel Brooks et « Come Into My Life » de Joyce Sims parmi les plus reconnaissables). Dans la digne tradition hip-hop, le scratch est présent mais mis en retrait dans le mix. A titre de comparaison, si les scratches de Suprême NTM réveillent (comme chez Public Enemy), ceux d’alliance Ethnik bercent. Le style de rap et l’omniprésence du R’n’B préfigurent les années 2000 à plein nez. La musique du monde est aussi très présente, comme en témoignent les collaborations avec Cheb Mami et Youssou N’Dour, ou le titre « No Limites » qui s’appuie sur les rythmes latins de la salsa et du cha-cha-cha. Si Alliance Ethnik semble vouloir donner à son rap une direction plus mélodique et divertissante que ses contemporains, certains textes proposent malgré tout une réflexion sur le rap et plus particulièrement sur le rap commercial.
Audrey Estrougo – Suprêmes (2021)
Pourquoi ne pas parler cinéma ? En 2021, la réalisatrice Audrey Estrougo s’attaque au mythe Suprême NTM. Suprêmes nous raconte les débuts du groupe de hip-hop. Groupe de hip-hop et non groupe de rap car si le récit se focalise sur Didier ‘’Joey Starr’’ Morville et Bruno ‘’Kool Shen’’ Lopes, le film s’attache à nous montrer NTM comme un collectif d’une trentaine de personnes, notamment le DJ, les danseurs, les chœurs, les graffeurs, la sécurité… Évidemment, ce nombre devient vite un problème dès lors que le groupe fait ses preuves : vandalisme, rixes pendant les concerts, sessions chaotiques d’enregistrement en studio… Ce film nous offre également un aperçu du microcosme du hip-hop parisien à la toute fin des années 1980 (le film débute en 1989) et dans les années 1990.
Nous croisons ainsi le groupe Assassin dont l’esprit de rivalité bon enfant avec Joey Starr et Kool Shen et l’orgueil de ces derniers donne le coup d’envoi à l’aventure Suprême. Deux scènes en particulier retiennent l’attention. Lors du premier rendez-vous en maison de disque, un producteur conditionne la signature du groupe à l’embauche d’un parolier. Vous vous en doutez, la pilule est difficile à avaler pour NTM. La seconde scène est celle d’un concert sauvage improvisé après l’interdiction reçue par le groupe d’accéder à une salle de concert.
Il est à noter qu’une version alternative de cette histoire existe sous forme de mini-série : Le Monde de Demain (Katell Quillévéré, Hélier Cisterne, David Elkaïm, ARTE, 2022). S’agissant malgré tout de fictions adaptées de faits réels, certains événements varient, d’autres reviennent, mais les deux sont complémentaires.
Bonus : une autre histoire du rap français
Vous trouverez (gratuitement) sur la plateforme Arte.tv et sur Youtube la série documentaire en six épisodes DJ Mehdi : made in France (Thibaut de Longeville, 2024). Cette série met en lumière l’impact de l’artiste sur le rap (pas seulement français) et la musique électronique. Beatmaker à la créativité sans limite, DJ Mehdi a produit pour Ideal Junior, Assassin, le 113 (c’est lui qui convie Thomas Bangalter des Daft Punk à participer au titre “Le 113 fout la merde”), la Mafia K’1 Fry, les Sages Poètes de la rue, MC Solaar, IAM, Rhoff, Diam’s et tant d’autres. En bref, son travail a donné le la au rap français pendant près de deux décennies.