C’est aux États-Unis, dans les années 1970, que le rap naît. Un genre musical appartenant à la culture hip-hop, qui s’est plus tard exporté en France. Le Pôle média-culture Edmond Gerrer propose ici un assortiment de disques permettant de retracer l’histoire du rap américain.
Au commencement
La culture hip-hop apparaît dans les années 1970 dans le South Bronx (arrondissement de la ville de New York). À la manière d’un art total, elle regroupe le breakdance, le graffiti, le beatboxing, le DJing, et le rap, genre musical qui a la particularité d’allier plusieurs de ces disciplines. Le rap repose sur deux entités : le DJ (Disc-Jockey) et le MC (Master of ceremony). Sans le DJ, il n’y a pas de rap. C’est lui qui va sélectionner un break (segment rythmé et sans voix d’un morceau dont le but est de faire danser) dans un disque – généralement un disque de disco ou de funk – et créer une boucle infinie à l’aide de deux platines et de deux exemplaires du même disque (on parle dès lors de sampling puisqu’il s’agit d’en échantillonner un segment). C’est sur cette boucle que vient ensuite rapper le MC.
Le break étant souvent assez court, créer une boucle le temps d’un morceau, et une soirée se limite rarement à un seul morceau, est un exercice assez sportif qui demande beaucoup d’entraînement et de talent. Chaque DJ a son style, sa patte particulière. Parmi les DJ les plus célèbres se trouvent DJ Kool Herc (le précurseur), Afrika Bambaataa (dont le morceau « Planet Rock », sorti en 1982, est issu d’un sample du groupe allemand Kraftwerk) et Grandmaster Flash, dont le titre (et album) « The Message » (1982) est encore aujourd’hui le premier auquel nous pensons pour parler des débuts du rap. Pour autant, nous avons fait le choix de digresser et de mettre en avant un autre disque !
Boombox 1: Early independent hip-hop, electro and disco rap 1979-82 (2016)
Sur cette compilation, vous trouverez une multitude d’artistes dont le nom ne vous parlera sûrement pas. Ils ont pourtant pavé la route aux rappeurs d’aujourd’hui. En rassemblant quelques premiers émois du rap, ce 33 tours nous ramène aux racines du genre. Les titres sont pleinement dans la lignée des morceaux plus connus que sont le « Rapper’s Delight » (1979) des Sugarhill Gang ou « The Message » : on retrouve les mêmes intonations, le même rythme de parole et métrage des vers. Pour autant, l’écoute des disques n’est en rien monotone grâce aux boucles entêtantes jouées par les DJ. S’agissant des débuts du rap, les textes sont encore peu travaillés, sans grande portée littéraire ou engagée. De fait, au rythme des « on and on », des « you don’t stop », des « move », « shake », « rock » et autres « do that dance », l’essentiel des textes renvoie au champ lexical de la danse, nous incitant à danser. Impossible de rester immobile à l’écoute du « Searching rap » de Bon Rock & The Rythem Rebellion. Du point de vue instrumental, cette anthologie sait nous surprendre. D’une part, nous pouvons reconnaître des samples et reprises de morceaux connus : oui, il est possible de rapper sur du Queen ! D’autre part, nous voilà loin des simples boucles infinies car chaque titre se veut une expérimentation : les DJ varient les boucles au sein d’un même morceau et n’hésitent pas à faire appel à des effets de ralentissement, d’écho, des jeux sur le pitch aussi bien pour les voix que pour les samples (en cela la parenté avec un autre genre musical, le dub jamaïcain, est indéniable). Fun fact : le rap à ses débuts est indissociable de la guitare électrique (disco-funk oblige) et, paradoxalement, ne fait que très peu appel aux synthétiseurs, pourtant en vogue à cette époque. Ce rapport va s’inverser au cours des décennies suivantes.
Nouvelles écoles
L’année 1982 marque un tournant dans l’histoire du rap. Nous citions précédemment « The Message » et « Planet rock » : ces titres sont les premiers tubes du rap. « Planet Rock » est plus particulièrement représentatif de ce changement car non seulement ce titre a recours à un sample de musique électronique, mais il fait également appel à des boîtes à rythmes. Dès lors que la dimension instrumentale du rap s’émancipe des seules platines, on ne parle plus nécessairement de DJ mais de beatmaker (créateur de rythme). Les platines restent à la racine du processus mais sont directement branchées dans des samplers (échantillonneurs). Ces machines décuplent le potentiel créatif du beatmaker qui peut non seulement enregistrer une boucle d’une seule main, mais aussi filtrer, isoler et découper à l’envi des parties instrumentales précises (lignes de basse, percussions, riffs de guitare, voix…) des samples pour mieux les réorganiser. La plupart de ces machines sont encore aujourd’hui plébiscitées pour la production de rap et de musique électronique.
Cette décennie voit aussi apparaître des labels discographiques dédiés (Sugarhill Records en 1979, Def Jam Recordings en 1984, Ruthless Records en 1987) ou se consacrant principalement au rap (Tommy Boy Records en 1981).
À partir de la deuxième moitié des années 1980, le rap cherche à se diversifier, prend des directions esthétiques différentes. Des courants se forment, influencés notamment par une séparation géographique : côte Est et côte Ouest. Le premier puise ses samples en grande partie dans le jazz et la soul, mais n’hésite cependant pas à lorgner du côté du reggae, du punk et du hard rock. Le second puise davantage dans le funk et le rhythm and blues. Ainsi, dans l’État de New York, les sonorités du rap sont plutôt froides tandis que celles de Californie sont plus chaudes, plus groovy. Outre la dimension instrumentale, les textes gagnent en style et en poésie, mais aussi en rhétorique. Sans perdre son côté festif, le rap devient un moyen d’expression et un outil critique.
Beastie boys, Licensed to Ill (1986)
Venus de Brooklyn, de Manhattan, et épaulés par le producteur Rick Rubin (co-fondateur du label Def Jam), les Beastie Boys sortent en 1986 cet album à mi-chemin entre rap, hard-rock et punk. L’album est un concentré de tubes (« You Gotta Fight (For Your Rights) », “No Sleep ‘Till Brooklyn »…) et de moments de pur chaos. Les samples vont de Barry White aux Clash, de Kool and The Gang à Black Sabbath. Les boîtes à rythme cohabitent avec des mélodies enfantines jouées au xylophone ou des sections de cuivres. Les voix des artistes sont criardes et saturées, parfois même enregistrées dans des micros de karaoké ou reléguées en arrière-plan sonore au profit du scratch. Si « Girls » est un morceau chanté, « You Gotta Fight… » est un morceau de hard-rock… En bref, Licensed to Ill est un objet musical non identifié. Il est pourtant crucial et très représentatif du virage rock pris par le rap au milieu des années 1980. D’ailleurs, la même année, Aerosmith ressortent leur titre « Walk this way » en collaboration avec le groupe de rap Run-DMC (sorti sur l’album Raising Hell).
Public Enemy, It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back (1988)
« Après Nations of Millions, la sirène devint un motif générationnel, un symbole de provocation et de réaction »
Jeff Chang, Can’t stop won’t stop. Une histoire de la génération hip-hop, Éditions ALLIA, 2015, p. 333.
It Takes a Nation… est un album mouvementé, qui ne cherche pas à détendre mais à bousculer, à (r)éveiller les consciences. Parmi les samples se côtoient aussi bien hard rock que free jazz, Jimi Hendrix que Bob Marley. Le tout est nourri de fragments de discours, de scratches stridents, de voix saturées qui scandent des slogans, de sirènes qui se transmutent en mélodies aussi entêtantes que stressantes. De cette composition anarchique, de ce chaos musical volontaire naît un rap militant, un rap revendicateur.
De La Soul, 3 Feet High and Rising (1989)
Aux antipodes de Public Enemy, De La Soul mise sur un rap plus doux et mélodique. Là où Pulbic Enemy revendique, De La Soul raconte. Le premier album du groupe de Long Island prend la forme d’une émission de radio, d’un concours, et le ton de l’animateur, comme un MC, renvoie directement aux origines du rap. Sur le plan vocal, les tons monocordes du début des années 1980 font place à des voix qui jouent de leur amplitude et de leur musicalité : certains titres vont jouer sur le contraste entre voix posée et voix mélodique (“Jenifa Taught Me”), d’autres vont faire appel aux chuchotements (“Can You Keep a Secret”). Les voix échangent et rebondissent à la manière d’une balle de ping-pong.
Tout l’album tourne d’ailleurs autour du dialogue. Le DJ fait converser les rappeurs avec les voix des samples, mais aussi avec les scratches (qui sont ici un instrument à part entière, parfois plus important que les samples eux-mêmes). 3 Feet High and Rising revendique une grosse influence jazz (on parle de jazz-rap), notamment dans les rythmes déconstruits des vers et des instrumentales (le scratch, encore lui, n’y est pas étranger).
Cependant, les choix de samples sont éclectiques et puisent tout autant dans le rock, la pop, le disco-funk (« Me Myself and I » étant le titre le plus représentatif), le blues, la soul… mais aussi une méthode d’apprentissage du français (« Transmitting Live from Mars ») ! Sur cet album, rapper est un geste libérateur, expérimental : tout est permis et De La Soul s’en amuse. C’est ce grain de folie qui fait de cet album un incontournable.
NWA : Straight Outta Compton (2015), film de F. Gary Gray
« Straight Outta Compton démocratisa le rap et permit au monde entier de s’engouffrer par la porte ouverte. C’était comme si NWA retournait la culture pop transnationale comme une voiture de police, mettait joyeusement le feu à l’objet incriminé, puis sortait des litrons de gnôle et dansait au son de son propre rap sanguinaire. »
Jeff Chang, Can’t stop won’t stop. Une histoire de la génération hip-hop, Éditions ALLIA, 2015, p. 403.
Sorti en 2015, le film de F. Gary Gray retrace la carrière du groupe de gangsta rap NWA, des premières rimes au décès du leader Eazy-E. Nous y découvrons donc la formation du groupe (dans lequel on trouve également Dr Dre, Ice Cube, DJ Yella et MC Ren), l’enregistrement en studio de l’album Straight Outta Compton (1988) qui fit leur renommée, les premiers concerts, mais aussi la tension croissante entre Eazy et Cube, qui se déclarent la guerre par micros interposés. La vie difficile à Compton et les violences policières sont également au cœur du récit et mises en parallèle avec l’écriture et la réception critique du titre « Fuck Tha Police ». Si nous devions vous donner deux raisons de voir ce film, les voici. D’une, le film est en réalité focalisé sur les débuts de Dr Dre, qui va façonner le rap West Coast des années 1990 et 2000 (le film se termine sur l’enregistrement en cours de l’album The Chronic). Ensuite, une bonne partie du récit s’attache à montrer les conditions de production du rap à cette période, la création des labels Ruthless Records et Death Row Records, co-fondé par Dre et Suge Knight en 1991.
Les années 1990
Après les premiers grands coups d’éclat et expérimentations des années 1980, les années 1990 marquent l’entrée du rap dans la modernité. En 1991, un jeune rappeur nommé Tupac Shakur enregistre son premier album, 2Pacalypse Now. L’année suivante, Dr Dre sort The Chronic et lance la carrière de Snoop Dog grâce au single « Nuthin’ but a ‘G’ Thang ». Puis, en 1993, entre le Wu-Tang Clan…
Wu-Tang Clan, Enter the Wu-Tang (36 Chambers) (1993)
Alors que Dr Dre garde un pied dans les années 1980 en persistant avec les sonorités funk chères à la côte Ouest, le jeune beatmaker RZA pose les premières pierres du rap actuel en créant le Wu-Tang Clan. Ses samples proviennent autant de morceaux soul que de films d’arts martiaux. Il les déconstruit à l’extrême jusqu’à qu’ils ne soient, souvent, plus reconnaissables. Dissonances, langage populaire, articulations hasardeuses, cris et voix gutturales, voix chantées (qu’elles chantent juste ou faux) sont la marque de fabrique de ce crew de Staten Island (New York). Le Wu-Tang Clan trouve sa force dans une sorte de discorde organisée : à la manière d’un chef d’orchestre, RZA fait entrer les artistes les uns à la suite des autres, les voix s’enchaînent mais chacune trouve sa place, son identité. Mieux, la voix se débat parmi les composantes instrumentales et prend autant d’importance que les textes car elle permet de dresser le portrait du rappeur, du personnage qu’il incarne. Les longueurs de vers varient selon les interprètes, certains morceaux n’ont pas de refrain (brisant de fait le paradigme musical traditionnel), et dans d’autres on peut entendre les autres rappeurs commenter ou rire en arrière-plan. De même, le rythme n’est pas toujours parfaitement juste, ce qui crée plus de groove et donne plus de naturel aux instrumentales.
Bien entendu, les années 1990 ne s’arrêtent pas ici. En 1994, Nas sort son album Illmatic, dans lequel se trouvent les tubes « N.Y. State of Mind » et « The World is Yours ». En 1996, JAY-Z et Eminem font leurs débuts. Enfin, en 1999, à l’aune du 21e siècle, Dr Dre sort son album 2001, qui contient « Still D.R.E. » et « The Next Episode », et sur lequel Eminem est aussi présent.
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